Défense européenne. Émergence d'une culture stratégique commune
Défense européenne. Émergence d'une culture stratégique commune
L'auteur fait le choix de s'intéresser à la notion même de défene européenne à partir d'une démarche originale: de très nombreux entretiens autour de ce qu'il considère comme un fait social. Alors que la politique de sécurité et de défense commune peine à sortir du champ des incantations officielles et que l'OTAN retrouve dans l'est européen les justifications d'un dynamisme renouvelé, ce petit livre vient donc à point nommé.
Samuel Faure fait le choix de proposer une approche en quelque sorte de l'intérieur de la sécurité européenne, à partir de trois cercles concentriques: les acteurs, les nations, l'Union: «La thèse défendue est que les agents de la défense européenne –politiques, militaires, hauts fonctionnaires – adhèrent à une culture stratégique de l'UE. Cette culture stratégique n'est pas réductible à leurs préférences nationales, et fait référence au rôle des institutions politico-militaires ainsi qu'à l'usage de la force». Après avoir replacé cette notion de défense européenne dans son (ses) contexte(s), il organise son propos en deux grandes parties: «Des institutions de la Défense européenne à une culture stratégique commune», et «Les agents de la Défense européenne et leurs représentations sociales». Le premier chapitre propose un long retour en arrière d'une cinquantaine de pages sur l'histoire de l'émergence de la Défense européenne, tandis qe le second aborde frontalement la question de la définition d'une culture stratégique propre (avec de longs développements théoriques), sur la base de nombreuses références anglo-saxonnes, ce qui sera peut-être peu habituel mais très riche pour nombre de lecteurs français. La présentation du panel des personnes inerrogées au début du chapitre 3 est intéressante, en ce qu'elle montre à la fois la diversité des intervenants (jusqu'aux «lobbyistes») au sein desquels les militaires sont tout-à-fait minoritaires, Quelques points sans surprise («Les agents français et allemands adhèrent à la coopération européenne à l'inverse des Britanniques»), mais manque une question: quelle est la part dans ces réponses de l'importance d'un certain conformisme social au sein du groupe des interrogés? Paradoxalement, «les politiques sont les plus frileux» et l'on observe que pour la plupart des acteurs la décision doit majoritairement rester au niveau des États... Ce qui peut sembler paradoxal. De même, si la plupartdes agents «conçoivent davantage l'espace de coopération comme européen que comme transatlantique», n'est-ce pas normal vu le panel interrogé? Et ainsi, «les agents européens (sont) plus enclins à la coopération européenne que les agents nationaux»: faut-il s'en étonner? Quelques constats que l'on pressent mais que les chiffres confirment : les Allemands sont plus «européens» que les Français, les hauts fonctionnaires plus «intégrationnistes» que les militaires, les objectifs sont généralement assez flous.
Un volume qui fondamentalement n'apporte pas de «révélations», mais qui offre l'immense intérêt de donner des chiffres et de présenter une large palette de prises de position différentes.
Rémy Porte
http://guerres-et-conflits.over-blog.com
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L’ouvrage de Samuel B. H. Faure s’intéresse au développement de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) européenne en interrogeant l’existence d’une «culture stratégique européenne». Il le fait en mobilisant une perspective qui croise les apports des relations internationales et ceux de la sociologie politique. Son travail s’appuie notamment sur l’exploitation d’un matériel empirique constitué par une enquête qualitative menée sur la base d’un questionnaire à questions fermées soumis à 47 agents de la défense européenne et d’une série de 16 entretiens semi-directifs menés auprès d’autres décideurs du secteur de la sécurité et de la défense en Europe. Le texte se divise ainsi en deux parties. Dans la première l’auteur procède à un cadrage à la fois historique et théorique de son objet, tandis que la seconde est consacrée à la présentation des résultats empiriques de sa recherche. Le parti pris qu’il adopte, de discuter en profondeur l’existence d’une culture stratégique européenne – devenue une question centrale des débats consacrés au développement de la coopération européenne en matière militaire depuis quelques années – est le principal atout de son ouvrage.
La question que pose S. B. H. Faure est double. Elle porte sur l’existence d’une culture stratégique de l’Union européenne (UE), partagée par les acteurs de la défense européenne et sur la manière dont les socialisations nationale, fonctionnelle et institutionnelle auxquelles ils sont soumis faconnent leur niveau d’adhésion à celle-ci. Cette question de la culture stratégique européenne est au coeur des controverses qui opposent auteurs réalistes et constructivistes sur la PSDC. Pour les premiers, les cultures stratégiques sont forcément nationales, et tributaires à ce titre de l’histoire propre à chacun des États membres. Ils estiment par ailleurs que la notion même de culture stratégique est secondaire, les politiques de défense et de sécurité restant déterminées par l’équilibre de la puissance et l’intérêt national de chaque État. Pour les seconds en revanche, on assiste à une convergence des cultures stratégiques nationales sous l’effet de changements exogènes – liés à l’émergence de nouvelles menaces, à une prise de conscience des capacités militaires limitées de l’Europe ou à l’influence des États-Unis – mais aussi endogènes, du fait de la pression à l’adaptation qu’exerce la défense européenne sur les politiques de défense nationales. S. B. H. Faure souligne que ces divergences ne sont pas seulement d’ordre épistémologique, mais renvoient aussi à des convictions distinctes quant à l’efficacité et à la viabilité de l’action militaire de l’UE. Pour les réalistes, la PSDC est seulement l’expression d’une schizophrénie stratégique qui conduit les États membres à soutenir le processus de construction européenne en matière militaire tout en restant arc-bouté sur la défense de leurs intérêts nationaux respectifs. Cette schizophrénie condamne le projet de défense européenne, les réalistes l’estimant incapable d’assurer efficacement la sécurité du continent. Pour les constructivistes, en revanche, la persistance de divergences nationales ne doit pas masquer le processus d’européanisation à l’oeuvre en matière militaire, qui est sans commune mesure avec la proportion des moyens matériels que les États membres y consacrent. Dans cette perspective, ils plaident pour une prise en compte beaucoup plus fine des disparités qui peuvent exister entre les représentations de la défense européenne en vigueur parmi les acteurs nationaux de celle-ci. C’est dans cette dernière perspective que s’inscrit S. B. H. Faure, en se proposant de cerner les contours d’une culture stratégique européenne autour de quatre dimensions: l’espace de coopération – Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ou UE – que privilégient les acteurs, leur degré d’attachement à la souveraineté nationale ou européenne, les buts qu’ils attribuent à la coopération européenne en matière militaire et la nature des instruments – civils ou militaires – qu’ils souhaitent lui voir employer.
Les résultats obtenus par S. B. H. Faure dans le cadre de son enquête confirment pour partie des constatations déjà faites, d’autres sont moins attendus. Ils mettent tout d’abord en évidence une adhésion des agents de la défense européenne à un espace de coopération militaire européen centré sur l’UE plutôt que sur l’OTAN, qui se combine avec un attachement fort aux souverainetés nationales. Ils montrent par ailleurs que les «agents européens» – c’est-à- dire ceux servant au sein des instances européennes, s’identifient plus à la défense européenne que ceux qui servent dans des institutions nationales. Ils soulignent également que les agents de la défense européenne soutiennent majoritairement une conception hétérodoxe de l’usage de la force, privilégiant un déploiement de forces militaires ou civiles à l’extérieur de l’Union plutôt que la défense du territoire européen ; ou que ces agents sont majoritairement attachés à l’emploi d’instruments d’action hybride, à la fois militaires et civils, et non simplement militaires, promu par l’UE. Samuel B. H. Faure note cependant certains écarts à ces quelques constatations générales. Les agents britanniques apparaissent nettement plus attachés à l’alliance atlantique que leurs homologues francais et allemands, et sont nettement plus favorables à l’idée de souveraineté nationale en matière militaire que ces derniers. Les fonctionnaires sont plus enclins à la coopération européenne que les politiques. Les Francais et les Allemands adhèrent plus à l’idée d’une participation de la défense européenne à des interventions extérieures au territoire de l’Union que les Britanniques. De manière plus étonnante, c’est aussi le cas des acteurs supranationaux qui sont unanimes à soutenir l’idée de ces interventions alors que les acteurs intergouvernementaux privilégient la défense des frontières ou du territoire de l’UE. Les agents britanniques apparaissent pour leur part «plus doux» que leurs partenaires allemands et francais, du fait de leur identification à l’emploi d’instruments d’action militaires et civils, plutôt que strictement militaires. Autant de constatations qui amènent S. B.H. Faure à deux conclusions principales. La première concerne l’adhésion des agents de la défense européenne à une culture stratégique de l’UE reposant sur un ensemble de représentations qui leur sont propres. La seconde renvoie aux disparités de cette adhésion selon les sous-populations qu’il étudie, qui sont fonction des mécanismes de socialisation nationale, fonctionnelle et institutionnelle qui contribuent à la faconner. À ses yeux, ces différentes constatations justifient que l’on parle d’une «intégration différenciée» dans le domaine de la défense, en fonction de l’appartenance nationale, institutionnelle ou professionnelle des acteurs considérés.
Au-delà des conclusions qu’il soumet à discussion, l’intérêt de l’ouvrage de S. B. H. Faure réside dans la rigueur de la démarche de l’auteur. Le lecteur y trouvera une riche restitution des débats scientifiques autour des notions de «cultures stratégique» ou de «socialisation» qui donne à son ouvrage un intérêt qui va bien au-delà de la seule question de la défense européenne. Il brille en outre par l’aisance avec laquelle ces différentes notions sont opérationnalisées, afin d’en faire les outils d’une analyse empiriquement fondée. Le principal reproche qu’on peut lui faire concerne le périmètre de son matériel empirique. On hésite parfois à comprendre ce que sont les «agents de la défense européenne» qu’il évoque. On s’interroge également sur l’ampleur des différentes sous-populations – les diplomates, les politiques, les universitaires, les agents supranationaux…. – sur la base desquelles il fonde une partie de ses raisonnements. Même si l’auteur prend soin de préciser que son propos est davantage de faire «un premier bilan suggestif» que des «conclusions définitives», on se demande parfois si ses développements ne sont pas exagérément forcés. Son livre propose néanmoins une actualisation brillante des débats sur les logiques de l’intégration européenne en matière militaire.
Jean Joana, Politique européenne 2017/1 (N° 55), p. 152-156.
Jean Joana Professeur des universités en science politique, chercheur au Centre d’études politiques de l’Europe latine (CEPEL), Université de Montpellier.
XXX
L’ouvrage de Samuel Faure, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po Paris, offre une mise à jour bienvenue des travaux sur la Politique de sécurité et défense commune (PSDC) de l’Union européenne (UE). Rares sont les monographies parues en français sur le sujet depuis la création de cette dernière en 2000, et les quelques contre-exemples existants remontent en majorité à près de dix ans. Entre-temps, le système institutionnel de la défense européenne s’est solidifié et l’UE a mené plusieurs dizaines d’opérations civiles et militaires de résolution des conflits à travers le monde. L’ambition de Samuel Faure est de rendre compte de ces développements par l’entremise d’un questionnement central: comment les quinze années d’existence de la PSDC ont-elles contribué à l’émergence chez les acteurs de la défense européenne d’une culture stratégique commune, c’est-à-dire, d’un ensemble de représentations sociales communes quant au niveau d’intégration des politiques de défense et aux buts et instruments de l’usage de la force (133)?
Le premier mérite de l’ouvrage est d’opérer avec érudition et une grande clarté, dans son premier tiers, un retour complet sur les origines historiques et intellectuelles du projet de défense européenne commune, son institutionnalisation et son fonctionnement actuels. Les références à la littérature secondaire y sont nombreuses et le propos est complété utilement par des extraits d’entrevues réalisées entre 2014 et 2016 auprès de 16 acteurs diplomatiques, administratifs et militaires de la défense européenne.
Cette mise en contexte est suivie d’une discussion théorique de la notion de culture stratégique, exhaustive là encore, mais dont on regrettera qu’elle occupe près de 50 pages de l’ouvrage. Faure combine une approche matérielle et une approche idéelle de la culture stratégique et il opérationnalise cette dernière autour de quatre débats: les acteurs européens valorisent-ils une coopération transnationale dans le cadre de l’Alliance Atlantique ou dans le cadre de l’UE? Restent-ils très attachés à la souveraineté nationale ou sont-ils prêts à envisager un partage de souveraineté à l’échelle européenne en matière de défense? Considèrent-ils que la défense européenne devrait se préoccuper de la défense du territoire européen ou de la résolution des conflits hors du continent? Privilégient-ils l’usage de la force militaire ou l’emploi de moyens hybrides, civilo-militaires?
La troisième partie de l’ouvrage analyse ces quatre dimensions à l’aide d’un questionnaire administré à 47 acteurs de la PSDC. L’étude fait ressortir deux conclusions. Premièrement, elle affirme que les acteurs de la défense européenne croient au bienfon dé de la coopération dans le cadre de la PSDC (autant sinon davantage que dans le cadre de l’Alliance Atlantique), et que cette PSDC se caractérise par un usage combiné d’instruments d’action civils et militaires au service de la résolution des conflits internationaux (plutôt que de la défense du territoire européen). Deuxièmement, la socialisation des acteurs semble influencée principalement par la nationalité et l’institution dans laquelle ils opèrent, davantage que par leur fonction professionnelle: les acteurs britanniques interrogés adhèrent beaucoup moins à la culture stratégique européenne que les acteurs français et allemands; les acteurs employés dans les institutions européennes sont plus sensibles à la culture stratégique européenne que les acteurs qui opèrent dans des institutions nationales; enfin, diplomates, militaires, fonctionnaires ou politiques sont tous socialisés à la culture stratégique européenne à divers degrés, sans qu’une tendance forte se dégage. Cette recherche originale apporte peu d’observations nouvelles par rapport à ce que la littérature spécialisée sur le sujet a déjà identifié, mais elle a le mérite d’en confirmer certaines tendances fortes: la prégnance de la souveraineté nationale dans la socialisation européenne, le clivage entre Britanniques d’un côté, Allemands et Français de l’autre, ou encore le consensus sur le fait que la dimension civilo-militaire constitue la principale valeur ajoutée de l’UE en matière de sécurité.
En revanche, il est difficile de terminer cette recension sans mentionner la méthodologie de cette dernière section, qui constitue la principale faiblesse de l’ouvrage. Bien que l’auteur en soit conscient et répète à plusieurs reprises que l’enquête de sondage réalisée n’est pas représentative et doit être vue comme un travail préliminaire, l’usage fait des données dans le texte est parfois contestable. Pour ne citer qu’un exemple, lorsque l’auteur affirme que les acteurs français «se prononcent clairement pour la coopération européenne» plutôt que transatlantique (157), car plus d’un quart d’entre eux (29%) considère que les décisions en matière de défense devraient être prises par l’UE, contre 0% qui pensent que ce devrait être l’OTAN, et un peu moins de trois quarts (71%) qui pensent que cela devrait rester du ressort de l’État, les 29% en question représentent en réalité deux acteurs, car sept français au total ont été interrogés sur les 47 questionnaires distribués (151). De toute évidence, la taille de l’échantillon limite fortement la portée des conclusions de l’étude. On notera également et pour finir que l’enquête a été réalisée entre 2007 et 2009, à une époque où la PSDC entrait tout juste dans une phase de crise qui a suivi l’euphorie de ses premières années. Dès lors, on peut émettre l’hypothèse que la même enquête, menée quatre ou cinq ans plus tard, aurait donné des résultats différents.
Antoine Rayroux Université Concordia, Revue canadienne de science politique, 2016.