L'écho du front. Journaux de tranchées (1915-1919)
L'écho du front. Journaux de tranchées (1915-1919)
Les journaux de tranchées français sont relativement bien connus (plusieurs études leur ont été consacrées), mais nous ne saurions oublier que, dans l'immense maëlstrom des contingents et des nationalités de la Grande Guerre, ce phénomène a également touché d'autres armées. La lecture de ce livre est donc d'autant plus intéressante qu'elle nous permet d'approcher cette réalité dans une armée alliée dont la montée en puissance est progressive.
Le phénomène des journaux du front y nait donc un peu plus tardivement : les deux plus anciens, le Listening Post du 7e bataillon et le Dead Horse Corner du 4e, commencent à paraître à l'automne 1915. Ils seront, naturellement, moins nombreux que leurs homologues français, et pour certains d'entre eux publiés loin de l'arrière: dans les camps d'entrainement des îles Britanniques. On constate également que les «animateurs» sont souvent des officiers ayant fréquemment une expérience civile dans ce domaine, et qu'ils sont presque exclusivement rédigés en anglais: la place du français n'y est que marginale.
Le livre est ensuite structuré autour de quelques grandes thématiques («L'entrainement», «Au front», «Les Alliés», «Les ennemis», «Les armes», «La bouffe», «Les camps et les billets», «Le repos», «Les permissions», «Les femmes», «Les officiers», «Les services médicaux», «Les autres unités», «Le Home front»). On constate également que la parution de quelques uns d'entre eux se poursuivra après l'armistice de novembre 1918 et jusqu'à l'occupation en Allemagne (Listening Post). Pour ne relever qu'une citation, dans cet ensemble qui fait à la fois sourire et réfléchir, sachons conserver le sens de l'humour et n'oublions cette appréciation portée sur les campagnes françaises : «Les habitants du village sont des vaches, des chevaux, des chats, des chiens et des chèvres. Il y a aussi des êtres humains. Ces derniers sont appelés des Français par les autorités de notre compagnie. Ces Français sont très bons avec nous et nous donnent des oeufs, du beurre, du bois de chauffage et la langue française au double du prix du marché. Nous apprécions beaucoup leur bonté et en retour nous nettoyons leurs rues. Les femmes françaises, assistées de leurs cheveaux, chiens, chats, poules et chèvres, vivent sur des fermes. Ces fermes sont différentes des fermes canadiennes, et consistent principalement en un tas de fumier entouré d'étables». Flatteur, non?
Le livre est bien sûr ponctué à chaque page de nombreuses reproductions, en particulier de dessins et caricatures, et il se termine sur une utile bibliographie d'ouvrages francophones et anglophones. Excellent!
Rémy Porte. Vendredi 26 octobre 2012.
•••
Un tas de fumier entouré d’étables… C’est ainsi qu’un journal de tranchées canadien définit les fermes françaises. Ces périodiques produits pour et par les soldats avaient autant vocation à distraire qu’à informer, d’ou la profusion de traits d’humour et de caricatures que publie ici l’archiviste militaire Marcelle Cinq-Mars. L’historienne a rassemblé une belle série d’images classées par thèmes: le front, la «bouffe», les alliés où les femmes, auxquelles s’ajoutent légendes et commentaires. Le caractère semi-officiel de telles publications rend le discours souvent euphémisé sur les réalités de la guerre, mais la richesse de la source, bien interrogée, apparaît clairement au fil des images.
Nicolas Offenstadt. Le Monde Des Livres, 24 octobre 2008.
•••
Les journaux de tranchées sont connus depuis longtemps et bon nombre ont fait l'objet de publication pour plusieurs des belligérants de 1914-1918. Sauf le Canada. Le livre de Marcelle Cinq-Mars comble donc un besoin. Le journal de tranchées est un objet à manipuler avec soin, car, on le constate rapidement, certains journaux n'ont qu'un rapport lointain avec les tranchées, les meilleurs sont animés par des «amateurs» plutôt professionnels et sont imprimés sur des presses modernes. Aucun hasard si les plus beaux journaux de tranchées sont produits par des membres du Corps des ingénieurs militaires.
Il n'en reste pas moins qu'ils présentent une vision d'en bas, contrairement à la masse des archives officielles qui resteront toujours la production des officiers d'état-major. Ils fournissent donc un contre-point essentiel aux sources officielles, entendu que l'on comprenne bien la liberté relative (assez grande tout de même) dont pouvait jouir les artisans et la proximité tout aussi relative de ceux-ci avec le véritable poilu, qui vivait dans des conditions qui excluaient la possibilité de fabriquer un tel journal. Frédéric Rousseau, un historien français respecté, explique bien cela en préface.
L'humour est l'arme privilégiée dans les journaux de tranchées. Il est toujours cinglant. La hiérarchie est la principale victime, mais on y trouve également la dénonciation de conditions de vie pénibles; les plaisanteries sur la qualité des rations, la pluie et le froid abondent. Revient également la satire d'un ennemi avec lequel on ne sympathise pas, malgré qu'au fond les soldats des puissances centrales vivent dans des conditions semblables sinon pires. Les femmes et les embusqués sont deux autres thèmes dominants, et il est évident que ces derniers sont haïs. S'il y a peu de mentions des combats - la réticence et les difficultés d'exprimer ce qui se passe durant une bataille se comprennent facilement, autant que le risque de censure - les journaux de tranchées sont bien l'expression de combattants résolus à en découdre. On aurait donc généralement tort d'y voir un sentiment pacifiste; au contraire, le patriotisme et la haine du Boche sont largement partagés, et si la critique est toujours présente, c'est moins la guerre comme mal absolu qui est dénoncée que l'incompétence à mener des opérations trop dévoreuses de vies. La représentation des embusqués le rappelle constamment.
Il faut remarquer qu'il n'y eût pas, sauf exception, de journaux de tranchées canadiens-français, du moins qui ont survécu. Le corpus ici rassemblé est donc canadien-anglais. Toutefois, il n'y a pas de raison de croire que les mentalités révélées dans les journaux anglophones soient différentes pour les Canadiens français. On a donc ici un ouvrage qui parle d'abord aux Canadiens anglais mais qui est écrit en français. Il n'y a rien d'équivalent dans le reste du Canada. Je formule donc le vœu que les historiens canadiens-anglais, et pourquoi pas, le public canadien-anglais, se mettent au français.
À cause de la nature du matériau, il fallait soigner la présentation. Les reproductions des dessins sont excellentes - on a nettoyé les images et éliminé le jaunissement - et on a pris le judicieux parti de recomposer les poèmes et autres extraits de textes. Si les textes sont offerts uniquement en traduction française, les légendes (la bulle est encore peu utilisée) originales en anglais des dessins sont reproduites, avec traduction sur la page.
Pour qui veut s'initier à l'histoire sociale et des mentalités du soldat de 1914-1918, voilà un produit agréable et facile d'accès. Prix raisonnable.
Yves Tremblay, Bulletin d'histoire politique, vol. 17, no 2, hiver 2009.