Plaines d'Abraham. Essai sur l'égo-mémoire des Québécois
Plaines d'Abraham. Essai sur l'égo-mémoire des Québécois
Yves Tremblay, historien au ministère de la Défense nationale à Ottawa, est en colère. Dans Plaines d'Abraham. Essai sur l'égo-mémoire des Québécois, un ouvrage polémique sur la controverse engendrée par le projet de reconstitution de la célèbre bataille du 13 septembre 1759, il s'en prend sans ménagement aux fossoyeurs de cette idée. Au nom du respect de l'histoire et de la mémoire blessée du peuple québécois, écrit-il, les opposants à ce projet ont trahi la science de l'histoire -- et ses vertus pédagogiques -- au profit d'une cause actuelle, le nationalisme, qui n'en exigeait pas tant.
«On ne nie pas une défaite, lance Tremblay; on l'accepte, on l'assume, on devrait même chercher à la comprendre, à l'étudier et pourquoi pas la rappeler et la commémorer [...].» Or, les Québécois, ajoute l'historien, «ont une mémoire égocentrique»; le passé qu'ils disent chérir doit servir leur vanité pour en faire partie. Cette «ego-mémoire» aurait donc «pour ennemi naturel toute méthode qui ne lui retourne pas une bonne image; par conséquent, la méthode critique est son ennemi mortel». Cette instrumentalisation nationaliste de l'histoire, dans laquelle un passé fantasmé devient «un moyen de façonner le présent», est précisément ce que Tremblay, monté sur ses grands chevaux, dénonce.
Oeuvre pédagogique
La volonté de reconstituer la bataille des Plaines, explique-t-il, qui devait s'accompagner d'une activité semblable reproduisant la victoire du 28 avril 1760, émanait d'abord de clubs de reconstitution privés, composés de «fanatiques de l'exactitude». Il s'agissait, écrit Tremblay, de proposer «une manifestation historique, mais déclinée sous une forme pédagogiquement abordable». La
Société du 400e anniversaire avait été blâmée pour le manque de contenu historique de ses activités. La Commission des champs de bataille nationaux, en collaboration avec les «reconstituteurs», allait proposer mieux et faire oeuvre pédagogique, avance Tremblay.
Or, les opposants à cette initiative ont tué l'affaire dans l'oeuf. «Il ne fallait surtout pas tirer les Québécois de leur torpeur mémorielle», ironise l'historien, en identifiant les coupables de cette faute: Michel David et Le Devoir en général, qui auraient fait preuve de «mauvaise foi éditoriale» et d'«acharnement» dans ce dossier, Pierre Falardeau, Yves Beauchemin, Normand Lester et la plupart des souverainistes. «Je veux bien que le Québec devienne indépendant, conclut froidement Tremblay, mais je ne peux admettre que Frégault ou Groulx ou Courtois ou David sélectionnent ce qui fait leur affaire dans l'histoire touffue du Québec pour promouvoir leur projet.»
«Nous avons perdu, et aucune rhétorique n'y changera rien», insiste l'historien. Les Québécois, toutefois, gagneraient à revenir sur l'affaire et à réviser la «mauvaise version de 1759» qu'ils entretiennent depuis un siècle et demi au lieu de stériliser «un effort interprétatif déjà assez peu fécond». C'est là l'autre raison de la colère de Tremblay: non seulement les opposants à la reconstitution ont-ils rejeté la pédagogie historique que recelait ce projet, mais ils colportent, de plus, une version égocentrique de la bataille, qui relève de la dénégation. «Nous avons perdu, disent-ils, mais nous aurions pu gagner si...» S'ensuivent, selon l'historien, des stéréotypes – Wolfe et Montcalm étaient incompétents, Vaudreuil et les Canadiens furent brillants et courageux – qui nourrissent un «refoulement historique» plein de mensonges et de manipulations. On sauverait ainsi l'honneur, mais pas la vérité.
Bonne ou mauvaise version?
Cette mauvaise version de 1759 serait due, d'abord, à François-Xavier Garneau. Selon ce dernier, Montcalm, jaloux de Vaudreuil, aurait précipité l'assaut contre les Anglais, causant ainsi la défaite des troupes franco-canadiennes. Casgrain reprendra cette version qui ne sera, au fond, que modernisée par Frégault: les coupables, ce sont les autres, Français corrompus, comme Bigot, ou hautains et incompétents, comme Montcalm. La persistance de cette thèse, incorrecte selon Tremblay, mais reprise par le collègue Michel Lapierre, s'expliquerait par deux raisons: notre ego national s'en trouve préservé, et la domination de l'histoire sociale, depuis les années 1960, a discrédité l'histoire au Québec, donc les recherches sur la Conquête. «Ne faisant plus d'histoire militaire au Québec, résume Tremblay, on n'a aucun besoin de trouver des successeurs à Frégault, qui de toute façon fait l'affaire.» Parce qu'ils n'aiment pas les guerres, les Québécois se refusent à les penser et – «c'est ici que la conquête est la plus totale» –, déplore Tremblay, abandonnent la Conquête comme problème historique aux Anglais.
Dans des pages plutôt savantes qui font la part des considérations stratégiques, diplomatiques et logistiques ayant trait à la fameuse bataille et des travaux les plus récents à son sujet, l'historien contredit la version «égocentrique» de 1759. Il réhabilite Montcalm, accable Vaudreuil et montre que la défaite était presque inévitable. Cette contribution au débat historique sur
la Conquête est riche, bien documentée et donne raison à Tremblay sur un point: la cause nationaliste ne doit pas interdire la remise en question de l'histoire officielle ou nuire aux efforts interprétatifs scientifiques.
L'historien est toutefois plus difficile à suivre quand il s'entête à considérer les opposants à la reconstitution de la bataille comme des ennemis de l'histoire. S'il est vrai, comme il l'écrit, que «les guerres sont des choses compliquées», comment croire qu'un «spectacle à grand déploiement» puisse adéquatement en rendre compte, surtout si l'objet du spectacle en question est très controversé et si l'activité est parrainée par un des camps qui se disputent la vérité? Parmi les opposants au projet de reconstitution, il y eut certes des nationalistes qui instrumentalisent l'histoire -- comment l'éviter, au demeurant, dès lors que l'interprétation est en cause --, mais il y eut aussi des esprits réfractaires à une mise en spectacle indélicate de notre tragédie nationale. Ce n'est pas l'histoire, même dure à avaler, que rejetaient ces derniers, mais le mépris spectaculaire de sa gravité.
Tremblay a certes raison de refuser l'hégémonie d'une histoire nationale sacrée à l'usage exclusif d'une cause. On ne pleurera toutefois pas avec lui la foirade des «reconstituteurs».
Louis Cornelier. Le Devoir, 12-13 septembre 2009.