Réconciliation et justice
Voilà un petit livre concis et lumineux, d’une très grande originalité sur un objet difficile à cerner. Il se penche sur les «commissions de vérité» instaurées par de nouveaux régimes politiques soucieux de sortir de guerres civiles sanglantes qui ont durablement traumatisé les populations de leur territoire. L’objectif du nouveau régime est de les accompagner sur le chemin de la paix après une catharsis collective fondée sur autre chose que la justice pénale du nouveau régime restant trop souvent mobilisée par le désir de châtier les anciens bourreaux. Face aux «méga-crimes» dont l’extrême XXe siècle fut le théâtre (ainsi que le sera, hélas, le XXIe), nous savons désormais que les réponses de type «Tribunal de Nuremberg» ou de type «TPI» ont failli, qui n’ont pas vraiment permis de surmonter les traumatismes collectifs. Des solutions de rechange à la stricte logique de la justice pénale, labellisées en «justice réparatrice ou restauratrice» s’inventent aujourd’hui. L’auteur en est suffisamment averti pour dresser un inventaire assez complet de la question, sans jamais céder à l’irénisme. Il pose comme un acquis de départ le caractère moral de son objet d’étude, laissant au lecteur tout loisir d’arriver à la fin en utilisant les différents arguments du dossier comme des clés susceptibles de lui entrouvrir la porte à l’espoir ou de la lui barrer fermement, selon ses prédispositions à l’égard de la nature humaine.
Les «commissions de vérité» sont des créatures politiques, flexibles, adaptatives et inventives, fonctionnant à partir d’un substrat intangible: leur caractère officiel et temporaire vise à élucider des événements terminés en se concentrant sur les actes commis par les institutions militaro policières des régimes précédents. Leur raison d’être est moins d’identifier tous les coupables, que de faire accepter au corps social la nécessité de réintégrer les anciens responsables en son sein. Ce projet de réconciliation, qui s’apparente à une justice, surviendra le jour où la plaie se cautérisera. Et cela se produira d’autant plus vite que les bourreaux auront admis de leur côté, de dire leur vérité sur les actes commis devant les victimes survivantes.
L’ouvrage est construit en trois chapitres. Dans le premier, l’auteur compare 25 commissions de vérité et s’attarde sur trois d’entre elles pour en faire ressortir différentes caractéristiques heuristiques. A propos de la CONADEP argentine (1983) montre que la «loi du point final» censée mettre un terme aux abus des juntes antérieures ne fit que réfléchir l’équilibre des pouvoirs de son époque: «moins la stabilité du nouveau régime est acquise, moins les anciens criminels sont poursuivis» (p. 38). S’agissant de la «Commission Rettig» instituée en 1990 au Chili, la modalité procédurale fut différente: sa stratégie explicitement non punitive se justifia par la loi d’amnistie de 1978 qui avait neutralisé auparavant toute possibilité de poursuites judiciaires des pinochistes impliqués dans le coup d’état contre Allende et au sein de la junte régnante. Il n’y eut plus de confrontations possibles entre anciens et nouveaux agents sous les différentes régimes, ni aucun besoin de mobiliser la déprimante théorie de «l’obéissance aux ordres». L’auteur ironise à ce sujet: les uns et les autres partagent toujours un démon commun, l’obsession du communisme et la «subversion» (p. 49). La Commission sud-africaine TRC (ou CRV), inaugurée en 1995, prit de son côté une dimension beaucoup moins controuvée. A vrai dire, c’est sur elle que ce petit livre est le plus focalisé, dans la mesure où son potentiel «subversif» est examiné à la loupe: l’étendue de la période couverte (1960-1994), l’ampleur du système répressif examiné et l’envergure des objectifs pédagogiques de la commission sont trois critères qui la démarquent ostensiblement des deux précédentes. Au terme d’une typologie des modèles de justice surgissant après de longues et tortueuses transitions politiques, l’auteur estime que la volonté politique d’instaurer la «vérité» dans un but de réconciliation et de concorde nationale obéit aussi à des logiques beaucoup plus complexes que ce simple objectif d’affichage.
Le néo-criminologue politiste va-t-il alors se faire moraliste pour nous conduire dans les arcanes de ce que signifie «instaurer la vérité pour réconcilier»? C’est l’objet du deuxième chapitre dédié aux principes fondateurs, de loin le plus fouillé, et requérant le plus de sens critique. Ne perdant pas de vue que derrière les processus de morale intensifs qui guidèrent l’action, les considérations stratégiques d’ajustement au contexte du déroulement du processus transitionnel n’ont jamais été absentes en Afrique du Sud, il ouvre la «boîte à outils de la Commissions Réconciliation et Vérité. Les métaphores médicales pour penser [panser?] le problème et sa solution ainsi que les métaphores religieuses abondent (tel le pardon chrétien des victimes aux bourreaux) au point d’avoir saturé une action politique prudente et audacieuse de l’ANC pour résoudre la quadrature du cercle: assurer la sécurité future des institutions et des populations, redresser moralement le pays, satisfaire la dignité des victimes éprises de vérité et les réconcilier avec les agents impliqués dans les horreurs de l’apartheid, mais ayant accepté de reconnaître leurs torts quelles qu’en aient été leurs arrière-pensées. Le contexte fut favorable, où effleurait à l’international la thématique de la «justice réparatrice», un logiciel cognitif inespéré pour essayer une troisième voie capable de dépasser l’habituelle impunité collective ou l’impuissance éplorée des bureaucraties pénales restant arc-boutées sur les seuls châtiments individualisés. Cette greffe langagière et symbolique rencontra un terrain d’autant plus accueillant que le régime était encore instable et devait trouver en lui-même des ressources conceptuelles inédites pour asseoir sa légitimité. Le crime politique classique fut redéfini en crime à motif politique, une catégorie politiquement acceptable de motifs permettant d‘attribuer une amnistie, souligne Leman-Langlois (p. 102). La CRV sut résoudre la soif de vérité des victimes en différenciant plusieurs acceptions fonctionnelles du terme de vérité, vertu non théologale en l’occurrence très élastique. L’impuissance finale résultant des dispositifs d’ordinaire mis en place ne pouvant pas être la fin de l’histoire en Afrique du Sud, l’art consommé de s’accommoder du modèle dit de la «pomme pourrie» au sein des autres modèles devait être anéanti afin que soit rendue publique crédible la vérité aux victimes. Elles devaient au moins avoir des certitudes au sujet du sort de leurs proches disparus, et disposer désormais d’une arme très utile en général sous estimée: la faculté de déjouer les révisionnistes futurs dont la tactique n’est jamais tant de nier une vérité que d’opposer aux victimes des allégations de fausseté factuelle. Ces mécanismes compensateurs furent les déterminants essentiels sur la voie d’une réconciliation collective préparant une amnistie basée sur une longue pédagogie préparatoire au pardon.
Au troisième chapitre, l’auteur se livre à une méditation plus personnelle sur les sens de la justice instituée par le modèle de la «commission de vérité»: «une solution en quête d’un problème», explique-t-il dans une lumineuse et obscure formule pointant du doigt des objectifs confus et des discours indéterminés entre les notions de vérité et de justice, de justice et de sécurité; une confusion au sujet de la citoyenneté et de la nationalité, ainsi que dans les sphères civile et religieuse, des discours bien souvent contradictoires au sujet des échecs et des réussites… Toutes ces faiblesses du processus sud-africain sont certes patentes, mais derrière cet apparent chaos, Stéphane Leman-Langlois entend nous rendre sensible à autre chose. Dès lors qu’un nouveau régime a entrepris de pardonner en inventant des procédures de réconciliation novatrices, la justice pénale doit se rassurer, car elle n’est pas disqualifiée pour autant. Il lui faut simplement mesurer que ses présupposés ne sont plus un invariant nécessaire et suffisant à la bonne marche du monde. Bien d’autres sentiers parsemés de nids de poules peuvent être empruntés par le biais d’une magie sociale capable d‘opérer des miracles, à commencer par l’évitement de la pire des solutions alors que beaucoup la comme idéale pour en finir avec un régime épouvantable: la solution terroriste.
Frédéric Ocqueteau. Université de Montréal.
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Après les enthousiasmes qu’a suscités la multiplication des commissions Vérité et réconciliation, le temps des bilans est venu. Ces commissions Vérité sont souvent présentées comme une technique «exportable» par les spécialistes du peace building (restauration de la paix) qui cherchent à créer des boîtes à outil. Et comme des solutions originales par les adeptes de la justice «réparatrice», qui permettrait de mieux cicatriser les plaies que la justice pénale. Mais le criminologue canadien Stéphane Leman-Langlois, sans en nier les aspects positifs, montre à quel point ces commissions dépendent des contextes locaux et ne permettent guère en pratique le dialogue entre victimes et accusés. L’essentiel de l’ouvrage est consacré au cas sud-africain, avec quelques pages sur l’Argentine et le Chili. La commission sud-africaine a fini par simplifier à outrance l’apartheid, résumé en «conflit entre le Parti national et l’ANC». L’exposition de la «vérité», en particulier à des fins pédagogiques et pour créer un «mythe fondateur» permettant l’enracinement du régime postapartheid, a souvent remplacé la justice. Cet ouvrage traite des questions de justice et de morale avec une grande finesse d’analyse, qui fait regretter que la criminologie en France ne s’oriente pas plus vers ces problématiques.
Pierre Grosser. Alternatives Internationales, mars 2009.