Une façon de faire la guerre: la prise de Cambrai, octobre 1918

Une façon de faire la guerre: la prise de Cambrai, octobre 1918

C'est le premier livre écrit directement en français de cet auteur prolifique dans l'autre langue officielle. La bataille de Cambrai de l'automne 1918 est l'une des grandes victoires sur un front Ouest où il y en eut si peu, une victoire intéressante parce qu'elle permet d'exposer une manière de faire la guerre particulière à quelques grandes formations des armées alliées, dont le Corps expéditionnaire canadien. C'est un ouvrage technique qui ne plaira pas à tous; mais Rawling est mondialement reconnu pour son expertise, et puisqu'il faut lire des ouvrages du genre pour comprendre ce que fut le front, autant lire celui-ci. C'est aussi un bon exemple de l'évolution de l'histoire bataille depuis les années 1970, qui a changé radicalement et pour le mieux: contexte longuement décrit (la dernière campagne de la guerre, la seule victorieuse des Alliés sur terre avec celles contre les Turcs et les Bulgares), attention aux détails qu'on négligeait auparavant (par exemple, les blessés), démolition de certains mythes (comme celui de l'insensibilité du haut commandement aux pertes, voir la page 188 et la conclusion) et tant d'autres changements positifs qui font que le genre se renouvelle enfin.

Yves Tremblay, Bulletin d'histoire politique, vol. 15, no 3, 2007.

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En moins de trois ans, la Grande Guerre transforma les volontaires canadiens, soldats néophytes pour la plupart, en combattants professionnels. il s'agissait d'un défi hors de l'ordinaire, compte tenu de l'environnement de combat apocalyptique qui prévalait alors, entièrement dominé par la toute-puissante artillerie. Les capacités industrielles et techniques des belligérants leur donnaient d'ailleurs une puissance de feu telle que le front franco-belge se figea dès novembre 1914. Athéna se retrouva ainsi confrontée à une aporie: l'état d'avancement technologique des camps adverses les avait conduits à la paralysie opérationnelle. La généralisation des mitrailleuses et l'amélioration de l'artillerie de campagne bloquèrent tout mouvement, du moins jusqu'en 1917, phénomène accentué par la difficulté de déplacer canons et obusiers avec des chevaux sur un terrain rarement carrossable. Comment les hommes parvinrent-ils à rompre ce cercle vicieux et à mettre fin au conflit? C'est la question que l'historien Bill Rawling propose d'élucider dans son dernier ouvrage: Une façon faire la guerre.

Dans cette œuvre nourrie presque exclusivement d'archives, 1'auteur soutient un point de vue a priori paradoxal: en instillant une maîtrise accrue de la technologie, le renouvellement des tactiques et de la doctrine opérationnelle permit une relative humanisation des combats. «À un certain moment (...), résume-t-il, les membres du corps d'armée canadien cessèrent d'être des hommes à sacrifier dans une cause galante et devinrent des techniciens, cherchant à se servir de leurs connaissances pour vaincre l'armée allemande; ils n'étaient plus le symbole de l'esprit de détermination du Dominion Canada, mais ils étaient devenus des hommes effectuant une tâche.» (p. 220). Faut-il le préciser? Les acteurs de ce féroce champ de bataille se muèrent graduellement en initiés, une ressource de plus en plus difficile à remplacer que l'on se devait de ménager. Dépenser plus d'artillerie et gaspiller moins d'hommes, telle fut donc la nouvelle politique de l'état-major anglo-canadien après la boucherie de la Somme. Sur ce canevas, Rawling nous raconte l'histoire d'un professionnalisme forgé dans le feu des tranchées, celle également de l'intrusion de la doctrine organisationnelle dans le chaos de la guerre industrielle.

Ici, l'historien reprend un thème déjà développé dans son précédent ouvrage, Survivre aux tranchées. L'armée canadienne et la technologie. Cette fois-ci, il s'agit d'une étude rédigée d'abord en français et non d'une traduction, initiative tout aussi inhabituelle qu'appréciable de la part d'un auteur anglophone. Rawling concentre son analyse sur les cent derniers jours au front du corps expéditionnaire canadien, dont la bataille de Cambrai (30 septembre-12 octobre 1918) constitue l'ultime coup de boutoir, entre la bataille dAmiens (8-11 août) et la libération de Mons (10-11 novembre). La lecture d'Une façon de faire la guerre complétera celle de Survivre aux tranchées, cet ouvrage ne consacrant que ses deux derniers chapitres (7 et 8) aux opérations de 1918, moins célèbres que la légendaire bataille de Vimy (avril 1917). À lire la nouvelle étude de Rawling, on constate à quel point cette ruse de la mémoire peut s'avérer injuste car, quoique mieux maîtrisés et plus mobiles après la percée d'Amiens, les combats subséquents n'en furent pas moins sanglants pour les Canadiens.

Quelles furent les clés de cette emprise accrue du corps expéditionnaire canadien sur la conduite de la guerre? Elles se révélèrent multiples, à commencer par une meilleure coordination entre l'artillerie et l'infanterie. Après la Somme, la tactique du feu roulant permit d'effectuer de premières percées significatives, comme par exemple à Vimy, puis, à partir d'Amiens, d'entreprendre une guerre de mouvement. Auparavant, l'assaut était précédé d'un bombardement massif des positions ennemies. Cette tactique laissait néanmoins le temps aux défenseurs qui y survivaient de se ressaisir et de décimer leurs assaillants. On apprit par la suite à minuter les vagues d'assaut en parfaite synchronie avec les tirs de canon, de manière à couvrir la progression des fantassins en abattant devant eux un rideau d'artillerie. Les bombardements préliminaires de l'artillerie lourde ne cessèrent pas pour autant mais, là encore, gagnèrent en précision grâce à un raffinement et à une diversification des techniques d'observation, de renseignement et de communication.

Rawling met particulièrement en relief les interconnections inextricables qui s'établirent durant cette période entre les différents «corps de métier» de la guerre: fusiliers, grenadiers, mitrailleurs, artilleurs, tankistes, aviateurs, signaleurs, sapeurs, ingénieurs, médecins, infirmières, pour n'en citer ici que quelques-uns. Au fil des batailles, l'auteur démêle l'écheveau de ce travail de coordination parfois inouï. Ce faisant, il parvient à décaper une certaine image de la Grande Guerre, celle de fantassins jaillissant des tranchées sous un déluge de feu et d'acier, armés d'un simple fusil et mus par leur seul courage. Selon Rawling, cette vision romantique ne correspond guère à la réalité des combats après la bataille de la Somme (été 1916). Les pays de l'Entente ayant compris qu'en attaquant ainsi, «la gloire était possible, pas la victoire» (p. 8), les techniques d'assaut changèrent. Autrefois composé de fantassins munis d'un fusil, chaque peloton (20 à 40 hommes) se mit à combiner des spécialistes de différentes armes: une section munie de grenades et une autre de fusils à grenade couvrait la section des fusiliers, toujours le fer de lance de l'assaut; une section de mitrailleuses légères fermait la marche, soutenue elle-même par des mortiers, beaucoup moins mobiles, lorsque possible. Une telle disposition facilitait les attaques indirectes de même que le «nettoyage» des tranchées et des points d'appui adverses, dont les redoutables nids de mitrailleuses allemands susceptibles de prendre les troupes d'assaut à revers.

Pour être efficaces, ces tactiques innovatrices exigeaient de l'entraînement et de la discipline, mais en même temps de la flexibilité et de l'initiative. Au fil du récit, l'auteur nous montre que la recherche de ce juste équilibre, aisément concevable sur papier, n'allait pas sans déconvenues sur un terrain brutal et impitoyable. Par exemple, la tactique du feu roulant, sensible au moindre contretemps, fut parfois la cause de tirs amis meurtriers, comme lors de la bataille de la Scarpe (26 septembre 1918, p. 46). À d'autres moments, l'artillerie ne parvint tout simplement pas à suivre la progression des troupes qui se retrouvèrent inutilement exposées, d'où des pertes supplémentaires dans l'avance sur Cambrai (p. 122 et 159). La recette n'était donc pas infaillible, notamment face aux infiltrations allemandes qui désorganisaient les meilleurs plans d'assaut, obligeant les Canadiens à combattre constamment des îlots de résistance au sein de leurs propres lignes (p. 101). L'introduction de nouvelles armes sur le théâtre d'opérations n'alla pas de soi non plus. L'exemple le plus frappant est celui du char d'assaut qui démontra rapidement ses limites. Très lents et pourvus d'un blindage vulnérable aux armes antichar allemandes, les tanks se révélèrent peu efficaces au-delà de la phase d'assaut initiale (p. 34-35, 47). Le manque de fiabilité du système de communication ne fit qu'amplifier ces faiblesses, en plus de créer parfois de l'animosité entre les blindés et l'infanterie (p. 140). Il faudrait attendre la Deuxième Guerre mondiale pour que la coordination entre ces deux armes s'améliore. Remarque identique pour le couplage blindés-aviation qui assurera la mobilité des troupes d'assaut lors du conflit subséquent.

Dans cette étude, Rawling prend le parti de nous présenter une guerre qui ne soit ni «un jeu d'échec» ni un ensemble de «lignes» et de «symboles». Le lecteur non averti risque toutefois d'y perdre la vue d'ensemble des opérations. Au gré d'une plume qui nous transporte à un rythme endiablé au cœur du combat, souvent au ras du sol, l'on se sent désorienté par moments - un peu comme les soldats de l'époque? Un bref rappel de la situation au début des chapitres les plus «mouvementés» aurait permis au lecteur de reprendre son souffle. Dans le même ordre d'idées, les trois cartes qui présentent l'avancée des troupes canadiennes sur Cambrai ne sont pas suffisamment explicites, faute de flèches pour indiquer le mouvement des troupes. Autre regret: Rawling n'offre pas de présentation critique de ses sources. Pour en apprendre plus à ce sujet, le lecteur consultera la rubrique «Notes sur les sources» qui apparaît dans Survivre aux tranchées (p. 275-286) — les fonds d'archives utilisés dans les deux ouvrages sont identiques. Au-delà de ces réserves mineures, Une façon de faire la guerre contribue avec brio au renouvellement de «l'histoire bataille», genre injustement snobé ces dernières décennies. Rawling démontre ici que l'étude du combat peut être repensée à la lumière d'une problématique très actuelle: les promesses et les limites de la technologie sur le champ de bataille. Son message à cet égard s'avère sans équivoque: c'est par sa capacité d'organisation et d'adaptation que l'être humain parvient à dompter la bête qu'il a lui-même créée. Une dialectique indissociable de l'art de la guerre.

Béatrice Richard. The Canadian Historical Review, vol. 89, no 1, mars 2008.